i don't wanna be your friend, i want to kiss your lips › THOMASINE

koré foule la terre de ses ancêtres, de nouveau, et retrouve, dans un bosquet de fleurs, l’endroit même où elle a été enlevée, par un géant sans scrupules, prenant son du et rin de plus, mais incapable de la rendre heureuse et de lui ramener le soleil, dans ce souterrain morbide. devant le cottage en pierre, elle se rappelle, de ses ambitions, elle se souvient de ses rêves de gamine, ceux qu’elle cachait à l’intérieur d’elle, pour que personne ne sache qu’un jour, elle éclipsera son frère aîné, et deviendra mille fois plus puissante que lui. ici, sous les rayons timides d’un soleil de fin d’été, isla se voit couronnée reine des dieux, et dans toute sa gloire, pose ses yeux sur thomasine. la femme est resplendissante au milieu du jardin d’enfance d’isla, brillante, ses yeux plissés en un sourire. déméter venue la chercher et la sortir des enfers, celle qui l’a ramenée sous les rayons de miel, lui a donné un crayon et lui a dit “crée.”.

elle prend une grande bouffée d’air frais et en expirant, elle expire dix années de labeur, de tristesse et de solitude, et les remplace par des pivoines écloses. elle attrape la main de la déesse, l'entraîne en courant, des éclats de rire enfantins qui quittent leurs lèvres de matrones, tandis qu’une course s’organise spontanément jusqu’à la porte d’entrée. une liberté qu’elle n’a jamais ressentie, tandis qu’elle ouvre la porte, et qu’elle dépose un baiser léger sur la joue de son amie.adolescentes de nouveau, isla rougit comme une écolière, première relation qu’elle connaît pour d vrai, en-dehors du couvent, en-dehors des amourettes violentes des coins de rue et des clubs mal éclairés. ici c’est en plein soleil, près des jardins, rythmées par le bourdonnement heureux des abeilles. loin du ciel gris et de la pollution.

parenthèse calme et heureuse, tandis que l’après-midi se dévoile sous leurs yeux ébahis, et que sous un saule qui semble toucher les cieux, elles ont étalé une nappe blanche, pour la recouvrir de victuaille. goûter champêtre, déjeuner sur l’herbe, supplément vêtements. la rivière tout près semble chanter un poème grec sur des femmes qui se comprennent en un regard. les prunelles qui se baissent vers leurs mains entrelacées, et un murmure comme un soupir de bonheur.

”j’ai l’impression d’avoir trouvé mon âme-soeur, avec toi.”

Le deuil a un goût moins amer lorsqu'Isla se tient à ses côtés. Les yeux mi-clos, la tête nichée dans l'herbe verte qui chatouille les bords de la couverture, Thomasine songe, rêve, s'éveille. Il y a dans l'air un parfum de soleil et elle s'étend, touche du bout des doigts le genou de la femme qui l'accompagne, mi-déesse mi-pécheresse, marquées par des années passées à être tout à fait elles-mêmes sans pouvoir vraiment l'exprimer. Isla est plus grande que le monde entier, traits acérés et main tendre, serrée au creux de celle de Thomasine. Isla est magnifique, brillante, un astre que Thomasine ne peut observer qu'en plissant les yeux. Isla est un tableau de Waterhouse, sous l'ombre du saule, caressée par la bise. Isla est une sculpture de Bernini et Thomasine entrouvre un oeil, lui sourit.

Pour la première fois depuis une éternité, elle se sent libre. Loin d'Exeter, loin du manoir Sauvage, loin de sa belle-famille qui guette, l'oeil aiguisé, le moindre de ses faux-pas, loin du podcast qui grésille sur les ondes, loin, bien loin, de la brume qui semble peser autour d'elle toujours plus lourd. Pour la première fois depuis une éternité, la mort ne plane plus comme un voile mortuaire autour de ses cheveux, n'épouse plus son visage pour la sceller sous un cadre de verre, l'immortaliser au milieu même de sa vie, l'empêcher d'avancer. Elle s'étire de tout son long, sur la nappe blanche, tend les doigts pour saisir une framboise qu'elle présente aux lèvres d'Isla, le regard posé sur elle et les cils noirs de pensées tendres, l'ombre d'un sourire au creux des lèvres, battement jumeaux au coeur de sa cage thoracique de moineau.

"Peut-être que tu devrais me vêtir de rouge de la tête aux pieds." Elle se redresse, la tête dodelinante, les cheveux ébouriffés, jeunesse vivace dans des yeux qui ont vécu beaucoup pourtant. "De rouge et de liens, et de liens, et de liens qui nous relient toi et moi."

Des liens, pas des chaînes, des fils multiples et invisibles qui les enveloppent et les synchronisent, yeux dans les yeux, main dans la main, expériences partagées et douleurs communes, tendresse sans borne et sans repère, deux divinités du fond des temps qui se rencontrent, collision impossible à arrêter, aspirées dans la gravité l'une de l'autre. Thomasine a connu sort plus funeste que celui d'être liée à Isla. Sans se presser, elle tire gentiment sur les mains liées, appuie furtivement ses lèvres au dos de la main d'Isla.

"Les historiens, dans des années, ne sauront pas nous raconter, tu sais."