Paint me like one of your french girl [Yonah]

« Doux Jésus, ça tangue… »
C’est par ces mots que Cináed sort de ce bar dans lequel il a picolé comme un trou, accumulant les verres ainsi que les bouteilles qu’il a partagé avec un dénommé Dan, gars connu de nulle part mais lui ayant tenu le crachoir. D’ordinaire, Cináed n’est pas vraiment d’humeur à écouter qui que ce soit, mais Dan lui a paru si fêlé qu’il lui a volontiers alimenté le contenu du verre pour entendre des récits invraisemblables. Des histoires rocambolesques de guerre au Viêtnam, devenu ensuite une guerre en Irak pour finalement, inventer tant de bêtises qu’il a ainsi occupé la soirée de l’irlandais, à rire, à se faire un copain de beuverie. Et finalement, de sortir du bar ivre mort, la démarche vacillante.
Ah si seulement son père le voyait… Dans cet état. Complètement soul, l’âme déchirée en mille morceaux, éparpillée au gré du vent anglais qui parvient presque à le faire frissonner. Faut dire que l’hiver est aussi glacial qu’à New York mais à cela s’ajouter une humidité propre au pays et donc il se fait peu, comme du reste d’ailleurs.
De toute façon, il ne fait clairement pas d’effort, se laisse porter dans cette déchéance dans laquelle il s’enferme pour ne plus en ressortir.
Son état de ce soir en est témoin, il a du mal Cináed et tout ça commence à lui taper sur le système. Entre l’esprit qui déraille et le corps qui ne suit plus, l’irlandais n’a d’autre choix que de se panser le cœur comme il le peut. Et ce soir, il a trop bu avec Dan et le sourire demeure, même s’il est ivre. Il a passé un bon moment, il a bien ri bien qu’il ne sache plus vraiment où se trouve son appartement. Il tourne à chaque coin de rue, de sa démarche vacillante, s’attendant presque à voir la route principale qui menait à son appartement new yorkais.
Hélas ça ne vient pas. Rien ne vient en dehors de ces bâtisses anglaises, moins hautes et avec une âme qui ne lui rappelle pas la maison, le Bronx là où jadis il était roi.
Il ne sait même pas quelle heure il est et puis, ne sait pas aussi s’il a envie de dégueuler ou de dormir. Tellement imbibé qu’il est, il lui est difficile, désormais, d’aligner trois pensées cohérentes et il ne s’est même pas aperçu que son cul s’est posé sur un banc, à moins qu’il n’ait agi de lui-même.
Clairement, il est au bout de sa vie.
Et sur ce banc, il essaye de penser intelligemment mais hélas, il est bien trop con ce soir et se contente de rire, seul comme un couillon. De rire parce qu’il se sait pathétique. Rire à en pleurer sauf que ses yeux n’ont jamais accueilli le flot de ses larmes.
Et finalement, son regard vitreux finit par s’éteindre et il meurt, bisous. sur ces paupières qui se ferment et c’est d’un léger ronflement sonore qu’il annonce au monde nocturne qui l’entoure, qu’il s’est endormi sur ce banc.
Il a passé une bonne soirée en définitive. L’abus d’alcool lui a permis de s’anesthésier les sens, ne réalisant pas que le corps continue de tanguer et finit par s’échouer le long du banc, emporté par le poids de son propre corps. Il roupille ainsi, bienheureux et bourré. De temps en temps, un rire franchit ses lippes et il continue de jouer au ballon avec Morphée sans rien ressentir d’autre qu’un bien être nouveau. Il ne sent pas cette âme discrète qui s’est approchée.
A vrai dire, il ne ressent plus rien et c’est la première en pas mal de temps qu’il oublie un peu. Les tourments de la vie. Le manque de sa famille proche. La perte de son statut. Et cette situation, à Exeter qui ne lui plaît guère.
Cette nuit, Cináed se sent enfin vide.

Morphée ne sait rien. Il ne comprend pas et repart, les bras ballant dans un vide cauchemar.
La Nuit seule s'étire pour elle et voilà qu'elle sort, encore.
Sans laisser l'occasion à Monsieur Kahn de profiter de son propre sommeil réparateur.
Elle a beau savoir qu'il s'en inquiétera, encore une fois, Yonah ne peut laisser les appels nocturnes sans réponse.
Elles trouvent en eux tout ce qui la portait, autrefois.

Avant que tout ne se rompe autour d'elle comme un éclat de brièveté. Une illusion désenchantée.

En s'échappant des initiatives de monsieur Kahn, des directives amères et des yeux vert-de-gris, elle se sent plus libre que jamais.
Quand bien même elle ne possède plus que son esprit pour espérer.

Cette Nuit ne déroge pas à la règle. Elle sait qu'elle sera peupler de trésors insondables jusqu'à ce qu'elle en gratte le vernis, la serrure et la reliure. Qu'importe sa nature. Yonah s'en amusera.
Car même si elle lui fait peur, cette nouvelle Vie est ponctuée de tout un tas de nouvelles saveurs.

De nouvelles couleurs.

Dans sa besace de fortune, elle a emporté ses pinceaux, ainsi que les palettes apprivoisées par la force de son père Ogre. Elle les lui a offerte, il y a deux lunes, et elles resplendissent plus somptueusement que celle que la Fée fabrique. Elle a appris une multitude de choses, de chasses dont elle n'avait aucune idée. Il y a ces endroits, ces magasins, comme l'Ogre dit, qui peuvent lui apporter tout ce qu'elle pouvait imaginer. Et plus encore.
Comme ces reflets nacrés qu'elle porte aux oreilles. Ces mange-pieds étranges qu'elle ne revêt que lorsqu'il est avec elle.
Ou ces instruments fantasmagoriques, peuplés de microcosmes et d'images en mouvement, de millions de points formant un Tout. Comment appelait-il cela, déjà ? Une Télévision... ?

Sa rêverie la fait divaguer jusqu'aux rues lointaines, qu'elle a fini par connaître sur le bout de ses pas. De même que se fondre dans l'Ombre est devenu une nécessité dans quelques quartiers, pour peu qu'elle accepte de l'accueillir. Elle a vite compris que comme la forêt, la ville recèle de ses propres dangers, parfois similaires, parfois novateurs.
Mais avec tout autant de prédateurs.

Elle jonche les pavés, sifflant sa comptine de quelques chants, avant d'apercevoir en contre-bas, contre la forme d'un banc perdu, bateau brisé. Ses yeux clignent en silence, tandis qu'elle hésite, puis s'approche. Son sourire se décoche.
Il n'est pas totalement cassé, se dit-elle. Son corps peut encore flotter. Il suffit de lui redonner quelques profondeurs.

Yonah sort son don d'artiste émérite et commence à tremper le poil d'un des pinceaux dans une flaque. Il a plu récemment, et c'est là la merveille. Ce n'est qu'ainsi qu'elle pourra se mettre à l’œuvre, et composer sur la proue une fresque des plus méritantes grâce à ses compagnons aquarelles.
Le Bateau est cabossé.
Sa coque se soulève sous les vagues de son tourment. Son Gouvernail est perdu, sa boussole est ailleurs. Il rêve peut-être d'anciens voyages et de naufrages, là où il a perdu toute sa Superbe avant d’atterrir ici.

Mais ne t'inquiète pas, Ami-ral,
Grâce à moi, tu retourneras bien vite à la pêche aux diamants des Mers !

Yonah continue de siffler, petit son entre ses dents élimées, tandis qu'elle peint. Différentes formes, différents sorts, pour le remettre sur pieds.
Mais quelque chose cloche. Ses sourcils se froncent, car la coque prend l'eau sans bouger. La pluie revient rompre l'océan, plus revêche que jamais.
La fée lève le nez vers le grondement des nuages. L'orage.

« Monsieur Navire, »

Elle en vient à le tapoter de son pinceau, pour attirer son attention. Son bois floqué à la texture d'une peau battue, sous ses protections sortilèges. Elle trouve ça beau et dommage.

« Si tu restes ici, tu vas vraiment t'échouer et te noyer... »

Un soupire. Même elle ne peut rien contre les choix de Mère Nature. Elle n'a plus qu'à attendre qu'il veuille bien entendre son avertissement...

Elle, après tout, sait comment s'envoler pour échapper au Déluge.