Le ciel d’Exeter est terriblement bas.
Comme si le toit du monde menaçait de lui tomber sur la tête.
Un pied à terre, ses doigts rougis enserrant le guidon de son vélo, Alix scrute les nuages bedonnants qui roulent au-dessus de lui. Il sent une goutte lui tomber sur la joue ; un soupire à crever le coeur s’échappe de ses lèvres entrebâillées.
Encore une dizaine de courses. Encore une dizaine de courses il aura assez sur son compte en banque pour les courses de la semaine.
Les courses de la semaine.
Les courses de la semaine.
Ou les cristaux de parjure ?
Il n’a pas consommé depuis plus d’une semaine, Alix. Les migraines se font plus obstinées. Les fièvres lui montent au front de plus en plus régulièrement, teint son teint crayeux d’une couleur de péché. La faim. Le manque. Le corps qui s’essouffle et qui proteste, en vain ;
j’fais c’que je peux pour te contenter. Qu’il pense avec amertume à chaque crampe, chaque douleur inexpliquée de cette carcasse à l’agonie. Lui et sa matérialité ne se comprennent plus, relation toxique s’il en est ; il a juste hâte, Alix, de n’être plus qu’une
idée. De n’être plus qu’un souvenir, abstrait, et libre des contraintes charnelles du bas monde. Mais pour l’instant, il a faim. Pour l’instant, il n’a rien. Et le feu passe au vert ; les voitures le doublent dans un vrombissement tonitruant qui lui esquinte les tympans. Il fixe, interdit, la lumière de néon fragmentée par le prisme de la bruine.
Non,
il n’a plus rien.
Vertige du vide ; ventre vide, porte-monnaie vide, artères vides.
Il
faut qu’il le comble.
Un coup sur la pédale pour que son vélo reprenne de la vitesse. Alix est de ces esprits fluctuants, en proie aux plus vifs désespoirs, comme aux enthousiasmes les plus fervents. Le vent, l’humidité froide contre son visage lui font momentanément oublier la faim qui irradie les muscles de son ventre d’une douleur aigüe. Il voudrait rouler comme ça indéfiniment ; ne plus s’occuper des hérésies d’hier et des martyrs du lendemain. Juste lui.
Le vent.
La pluie.
Et son corps qui défaille. Son bras gauche est pris d’un brusque sursaut ; ses doigts se crispent sur la poignée du guidon, l’entraînent dans leur incartade involontaire. Alix voit sa roue, sous lui, se plier à angle droit, et le vélo semble pousser un long râle de douleur alors que le pneu racle douloureusement contre le béton de la piste cyclable. Le choc est métallique ; un tant soit peu douloureux. Il marmonne, Alix, alors qu’il se redresse en massant sa cuisse endolorie par la chute ; son vélo gît un peu plus loin, seulement à quelques pas de celle qu’il a percutée.
Sur fond de macadam se dessine une silhouette ombragée par l’halo mystique qui l’entoure.
Comme un air de déjà-vu. Il a un mouvement de recul instinctif, Alix, contré par un besoin maladif d’aller vers elle. Le coeur qui est pris d’un soubresaut sans qu’il sache pourquoi ; et son âme se consume dans l’éclat d’un astre soudainement découvert.
Pourquoi ? L’emballement de son être ne le rassure qu’à moitié ; l’ombre d’un pressentiment qui obscurcit le fond de ses yeux gris. Pourtant, il se lève Alix, s’approche d’elle d’un pas mal assuré. «
Excusez moi, j’vous ai pas fait mal au moins ? » La voix tremble un peu, est peut-être moins résolue encore que sa démarche. Et ce n’est que lorsqu’elle relève le regard vers lui qu’il comprend ; l’évidence de la fatalité s’abat sur lui comme le couperet d’une guillotine.
Elle est là.
Sous l’averse.
Sous le ciel bas d’Exeter.
Aussi éthérée que dans ses souvenirs.
«
Yonah ? » L’interrogation franchit à peine le seuil de ses lèvres. Murmure qui meurt, tombe au sol parmi les flaques qui naissent à peine, parmi les flaques dans lesquelles ils se traînent (comme autrefois) (comme lorsqu’ils n’étaient que deux enfants avides de vie et de bravades). Au-delà des iris d’écorce et d’ambre, c’est la culpabilité qui lui étreint le coeur. Il se relève d’un mouvement vif, incapable de faire face aux fantômes des jours passés qui brillent au fond des yeux sombres de Yonah. «
J-je… Yonah, faut… J’peux pas rester, ok ? » qu’il bégaie, ses boucles brunes tombant devant ses yeux cerclés de noirs. Il veut fuir, mais ses jambes de ne le portent pas ; il veut détourner le regard, mais ses yeux ne lui obéissent pas. Paralysie de l’âme, qui pleure son jumelage sacrifié aux dieux infâmes de la gloire. Paralysie du corps, qui, dans sa décadence généralisée, s’offre aux tortures pernicieuses des remords et des regrets.
Jumeaux apathiques,
Jumeaux caustiques,
Qui l’enserrent à la gorge
Qui l’enserrent aux tripes.