bad moon rising. (aris)

i see a bad moon rising
i see trouble on the way
i see earthquakes and lightning
i see bad times today


Elle entend sa voix pour la première fois. C'est un rire fort, plombé par un regard si noir qu'il lui refile un frisson.
Le regard de ceux qui ont tout perdu mais qui se tiennent encore debout malgré le poids des épreuves.
Le regard de ceux qui ont connu l'enfer mais qui ont su en trouver la sortie, couverts de cicatrices invisibles et de souvenirs poisseux, qui collent à la peau et dévorent l'âme jusqu'à la laisser creuse.
Aris. Que sa tête corrige immédiatement d'une lettre.
Ares. Qu'elle sentait battre dans son cœur de gamine malade et fiévreuse, abandonnée de sa famille, veillée par les fantômes de sa mère morte. Elle n'avait que lui, dans la noirceur de la solitude, trop jeune pour comprendre le deuil et l'apprivoiser. Reed avait grandi entouré de souvenirs morbides et rien ne la réconforte plus aujourd'hui que les morts. Seuls les vivants ont le pouvoir de détruire, casser, gâcher car aucun d'eux ne sait la valeur de la vie qu'ils traversent avec égoïsme et brutalité.
Les poumons de Reed s'emplissent de l'air épais de la Casa.
Si son oncle la savait ici, ses poings accentueraient les bleus qu'il cause à son corps comme si elle ne valait rien.
Son regard terreux l'observe de sa place, assise au bar, sans un sou pour commander un verre. Bientôt, le barman la mettra probablement à la porte et Harris ne cherchera pas à se débattre.
Dans la tendresse des notes de musique, ses pupilles s'attachent à la silhouette des danseuses sur scène. C'est un instant de grâce où tout le monde se tait, absorbé par leur beauté et la justesse de leurs mouvements. Harris les regarde et se sent aussi vide que le verre du type à côté d'elle. Enfant brisée au plus jeune âge, interdite de devenir un jour femme, réduite à l'état de cendres ; seuls les souvenirs de sa mère représentent à ses yeux l'image d'une femme. Les danseuses de la Mariposa sont une fenêtre sur un autre univers qu'elle ne fera que regarder de sa place, trop fade et froide pour se mêler au reste du monde et l'apprivoiser quand elle-même n'est qu'une bête sauvage.

Quand vient le moment où les regards se font trop insistants, Reed quitte sa place et s'échoue sur le trottoir de la Casa. L'épaisseur des murs ne suffit pas à masquer la musique et l'ambiance chaleureuse des lieux.
Même si elle le désirait du plus profond de son être, elle ne saurait pas s'y fondre, apprécier l'instant présent quand sa propre existence représente le plus noir et le plus sale de l'espèce humaine.
A l'intérieur, elle a vu, ses oncles. Pas besoin de grandir avec eux pour les reconnaître. Il est des connexions que rien ne peut altérer entre les êtres fait de la même essence.
Ce que Reed ne pensait pas ressentir, c'est cette déchirure, en réalisant que ce qu'elle n'a jamais eu se trouve dans ce bar : une famille.
Elle commençait tout juste à accepter la douleur d'être orpheline qu'on lui impose à présent un autre père et la possibilité de le voir s'en aller lui aussi.
Si Harris est blindée, qu'elle-même n'a pas la sensation de souffrir, une part d'elle s'éteindrait à nouveau et finirait de la briser.
Nonchalante, la môme s'assoit par terre, dans son imperméable jaune, sa capuche calée sur sa tête afin d'empêcher le vent frais de caresser ses joues. Les bécanes des GR roupillent, alignées devant l'entrée tandis qu'elle ramasse quelques mégots de cigarettes pour en récupérer les restes de tabac.
En tendant la main pour en attraper un autre, ses doigts se reculent brutalement lorsque la semelle d'une chaussure l'écrase. Harris redresse la tête, laissant sa capuche dévoiler son visage.
Le médaillon qu'elle tient, contre son torse, à même sa peau sous les couches de tissu la brûle et prend alors tout son sens.
Dans la lumière d'un réverbère, la silhouette de Aris la surplombe, elle, hyène mal lunée des égouts d'Exeter. Elle sent le caniveau et la violence.
Ses yeux sombres se figent sur lui. Leurs regards identiques se heurtent et un silence tombe. Reed n'a jamais rien eu contre le silence, s'en accommode, en est une particule à part entière.
Son squelette engourdi par le froid se redresse. Minuscule gamine bouffée par l'ombre de son paternel, elle prend une longue inspiration.
Sa voix rauque brise l'atmosphère.
Blessures de guerre ?
Ses pupilles se calent sur son oeil au beurre noir tandis qu'elle flanque le vieux tabac ramassé sur le béton dans sa poche.
Maintenant qu'il est là, Ares, héros de ses rêves, chasseur des dragons nocturnes, cowboy au courage infaillible et aux neuf vies, Reed n'a plus les codes pour réagir.
Elle ne sait plus ce que c'est, avoir un père, encore moins quand on ne le connaît pas et que l'on n'est rien à ses yeux.
Elle se sent aussi inconsistante que ses sœurs mortes qu'elle aime comme si elles étaient toujours là, dans leur jeunesse éternelle tandis qu'elle ne cesse de vieillir.
Son rang d'orpheline lui permettait tous les privilèges du monde en matière de cynisme et de noirceur. Maintenant qu'il est là, qu'il existe, que son oncle ne lui a pas menti, Reed ne se sent plus elle-même, effrayée par l'echo des battements de son cœur dans un corps qu'elle pensait anesthésié et imperméable à tout.
L'orpheline, celle qu'elle était depuis l'âge de huit ans, se consume dans le regard du Sisters.
Et si elle disparaissait à son tour ?