family by blood - manus

« Gin tonic, s'il te plaît. » demande la gamine alors qu'elle pose les coudes sur le comptoir et qu'elle attend impatiemment sa boisson, les yeux rivés sur les gestes presque sensuels de la serveuse. Elle peut comprendre pourquoi les hommes aiment tant se retrouver là, entourés de dizaines de filles à moitié dénudées qui ne semblent n'avoir qu'une seule envie : satisfaire le moindre de leur désir, le plus surprenant caprice. Ses iris se posent sur la silhouette de Rex, un peu plus loin, alors qu'il garde l'antre du diable, comme à son habitude. Cináed n'est nulle part en vue, mais Moira s'en fout, profite de sa soirée alors qu'elle s'installe finalement au bar lorsqu'elle attrape la boisson qu'elle a commandée. Un groupe de jeunes rit fort et se fait remarquer à l'autre bout de la pièce, mais la blonde secoue légèrement la tête et lève les yeux au ciel avant de prendre une longue gorgée de sa boisson.

Vêtue d'un jeans pâle troué aux cuisses et d'un débardeur noir, le contraste est flagrant entre sa tenue vestimentaire et celles des autres filles qui travaillent là, mais rapidement, un homme s'installe à ses côtés et glisse une main sur sa cuisse.

« T'as le même tarif que les autres ? » Sa voix est grave, rauque, et Moira arque un sourcil surpris avant de se relever d'un bond pour lui faire face. « Tu me prends pour qui ? » Furieuse, la gamine recule d'un pas alors que l'homme avance vers elle, visiblement trop alcoolisé pour réellement saisir le sens de ses propos. « C'est pas une façon de parler aux clients. » Il tend la main pour effleurer sa hanche, mais Moira lui offre une gifle somptueuse - la seule chose qu'elle sait faire pour l'instant - alors qu'elle passe à deux doigts de renverser la moitié de son gin tonic sur le sol. « Je ne suis pas une pute. Et si tu trouves que mes manières laissent à désirer, t'en parleras au boss. C'est mon père. Je suis pas certaine qu'il serait content de savoir qu'un vieux pervers tripote sa fille. » Bon. Moira fait définitivement des plans sur la comète, persuadée que Cináed finira bel et bien par apprécier sa présence, mais l'homme n'est pas obligé de le savoir. Les mots semblent peu à peu créer un chemin dans sa tête et il finit par s'éloigner alors que la blonde lève les yeux au ciel avant de prendre une nouvelle gorgée d'alcool.

Lorsqu'elle se retourne, un autre homme la regarde et un lourd soupir quitte les lèvres de la gamine.

« Quoi, t'es jaloux ? C'est gratuit. »

La gifle, évidemment.

Loin de se douter qu'elle est désormais en compagnie d'un membre de sa famille, Moira a encore un peu mal à la main là où la peau de l'homme a rencontré la sienne, si bien qu'elle préférerait ne pas avoir à le frapper, lui aussi.

Manus avait fait bien des concessions pour sa famille dont, entre autres, refuser une vie bien rangée et en ordre pour une vie de gangster. Il ne l’avait pas par appât de gain, de pouvoir, de sexe, de drogue ou d’alcool ou tout autre addiction ou perversité, mais parce que sa famille pouvait bénéficier de ses compétences intellectuelles. Il avait fermé les yeux à bien des bêtises : la drogue, les vols ou son oncle qui enchaîne les minettes ! Ayant protégé sa mère à maintes reprises de son époux violent – et accessoirement son père – ou encore étant venu au monde avec une jumelle, l’homme avait un respect considérable à la gente féminine. Son nombre d’aventures pouvait se compter sur les doigts d’une main, et souvent elles étaient des affaires sérieuses et non des histoires sans lendemain. Autant dire, devenir tenancier de bordel n’était pas le métier de ses rêves. Au contraire, il exécrait plus que tout cette filière. Pourtant, il ne pouvait pas se permettre de jouer la fine bouche. Il avait suivi de son plein gré son cousin, et ce dernier avait déjà bien assez à supporter et à avaler : il n’y avait pas besoin de rajouter les jérémiades existentielles et morales de son bras-droit temporaire.

Et pourtant, il avait l’impression qu’il devait être Gandhi de ce monde perverti quand il avait à être témoin des bêtises des uns et des autres. Comme ce bordel était digne d’un véritable dépotoir à débiles et sans-le-sou, les disputes et vulgarités étaient un spectacle assez commun. Par contre, c’était bien la première fois qu’une gamine, inconnue au bastion des dames qui travaillent ici, prétendait que son père était le boss des lieux. Parlait-elle du précédent boss qui s’était fait flinguée ici même ? Il prend cinq minutes à observer la minette, et il se rend compte qu’elle était assez à son aise ici même. Elle n’était pas employée, elle n’était pas une cliente en manque d’un instant d’intimité … Non, elle était à son aise, comme si c’était « chez elle ».

- Oh non, non, merci ! Je ne veux rien d’autre que mon verre, à cet instant, répondit-il, en levant les mains comme s’il se rendait, avec un petit sourire au coin des lèvres. Il était mignon dans ce genre, à se demander ce qu’il pouvait bien faire ici ! Par contre, je connais très bien le boss, et je suis quasi-certain qu’il n’a pas de fille. Il y a eu un changement de propriétaire récemment. Je pense qu’il y a méprise.

Si son cousin et lui échangeaient beaucoup, c’était souvent pour parler business. Il n’était jamais question de famille – sujet tabou et sous haute tension – ou encore d’amis, vu que précisément, le réseau commençait à peine à se mettre en place. En somme, à aucun moment, une bombe comme « j’ai une gosse » n’avait eu l’occasion de tomber. Manus ne le savait pas encore, mais il allait avaler de travers et s’étouffer avec ce verre qu’il tenait en main. L’idée que Cin’ a des gosses bâtards ici et là ne le choquait pas plus que ça, par contre que le sang se soit mêlé à une famille ennemie était une autre affaire.

- D'ailleurs, tu as quel âge ? demanda-t-il, se demandant sérieusement si elle était majeure, la petite. Il était prêt à lui demander sa carte d'identité pour vérifier tout ça.

« Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans cette famille ? » s'exaspère-t-elle alors qu'elle relève les yeux au ciel et qu'elle reporte finalement son attention sur cet irlandais qu'elle ne connait pas et qui prend pourtant pour acquis qu'elle n'est qu'une menteuse. Qu'elle s'est trompée, qu'il y a méprise. Moira fronce légèrement les sourcils devant cette assurance avec laquelle il s'adresse à elle pour lui dire qu'il connait très bien le propriétaire des lieux et que ce qu'elle avance ne peut être en réalité qu'une invention, ne peut pas s'empêcher de se sentir heurtée par les mots de l'homme alors que son propre père lui a déjà hurlé à la gueule qu'elle ne serait jamais sa fille et qu'il ne serait jamais un père. « C'est drôle, lui aussi, il est quasi certain de ne pas avoir de fille. Pourtant, il a baisé ma mère. » lance-t-elle, si crue, alors qu'elle ne prend pas la peine de modérer ses propos afin d'épargner sa sensibilité. « Changement de propriétaire ou pas, c'est le nouveau, que je suis venue chercher. Cináed O'Reilly. Je suis débarquée chez lui y'a deux jours, mais il me croit pas. Pourtant, si j'étais lui, j'aimerais bien avoir une fille comme moi. » boude-t-elle en prenant une gorgée de sa boisson.

Et puis, lorsqu'il lui demande son âge, Moira fronce les sourcils, en profite pour l'observer longuement. Il a l'accent chantant des irlandais, le même azur que le géniteur dans les yeux.

« Pourquoi tu veux savoir ça, t'es flic ? » demande-t-elle brusquement, soudain méfiante alors qu'elle a pourtant le droit d'être là. La prostitution est peut-être monnaie courante au sein de cet endroit, mais Moira, elle, ne fait rien de mal. « J'ai vingt ans. J'ai l'âge d'être là, si c'était la question que tu te posais. » ajoute-t-elle rapidement avant de se hisser à nouveau sur son tabouret sans jamais le lâcher des yeux. La jeune fille n'a jamais été réellement douée pour reconnaître les airs de famille, mais elle doit néanmoins admettre qu'il y a un petit quelque chose chez lui qu'elle ne saurait pas expliquer pour le moment. Il a l'air marrant, en tout cas, presque autant qu'elle, et la gamine est bien décidée à lui soutirer les informations qu'elle est venue chercher en débarquant ainsi à Exeter, sur un coup de tête, d'autant plus qu'il avouait quelques secondes plus tôt qu'il connaissait très bien le nouveau propriétaire des lieux.

« Ma mère lui a jamais dit. Que j'existais, je veux dire. Mon grand-père voulait pas. Un truc de familles ennemies, qu'il disait : les Roméo et Juliette irlandais. » ajoute-t-elle alors qu'elle parle, qu'elle parle et qu'elle parle. De son pied, elle tire le tabouret qui se trouve à ses côtés et l'invite à s'asseoir, se retourne même entièrement vers lui. « Toi, t'es qui ? » Sérieuse, la gamine prend une nouvelle gorgée de son gin tonic, arque un sourcil interrogateur dans sa direction.