show room // thomasine

Le cliquetis incessant de ses ongles rythme le passage du temps ; une heure avant, sa manucure aurait pu être sauvé, mais le stress a rongé la kératine soigneusement peinte d'un rouge écaillé. La vie est parfois cruelle lorsque l'on est accusée d'un meurtre que l'on n'a pas commis ; c'est une constatation banale, stupide, mais qui n'arrête pas de se frayer un chemin dans son esprit. Elle a été accusée de chose qu'elle a faite, a purgé sa peine, n'a jamais subi l'affront d'encaisser de fausses accusations. Oscar aurait ri, probablement, face à la situation. Plus probablement encore, il lui aurait dit de se battre. Oscar l'a toujours encouragée, elle ne peut pas lui faire faux-bond aujourd'hui alors qu'il n'était plus là pour la regarder. Si elle ne peut encore se convaincre de quitter le Manoir Sauvage, princesse dans sa tour, ça ne l'empêche pas pour autant de recevoir. C'est pour cela qu'elle avait envoyé un sms à Malone, un peu plus tôt dans l'après-midi. Pour cela et parce qu'elle ne sait pas à qui d'autre se fier ; elle a d'autres amis, évidemment, mais peu qu'elle connait depuis aussi longtemps, peu qui l'ait aussi bien connu, peu qui ait aussi bien connu Oscar.

Le Manoir fourmille d'une activité tumultueuse, lorsque la sonnette retentit. Elle se fraye un chemin, salue de nouveaux venus, esquive des projets d'arts qui s'étirent sur le sol. Elle ouvre la porte, dévisage Malone, sourit. Ils ont vieilli, ont changé. Il y a une ombre dans les yeux de Malone qu'elle ne voyait pas avant, quelque chose de difficile à pointer, difficile à aborder. Elle lui fait signe d'entrer, geste du menton, balaye les excuses d'un rire, étire les bras au-dessus de sa tête. Elle n'est plus maitresse de grand-chose, à part sur le papier.

"Le Manoir est géré démocratiquement, tu sais, je ne suis maitresse que des combles." C'est déjà bien assez. Le reste de la demeure est trop grande pour sa solitude. "Attention où tu mets les pieds, Orla fait de la céramique et il y a eu de la casse cet après-midi. Je ne sais plus si tu étais venu depuis que j'ai ouvert la maison à tous."

Ils se sont vus, c'est certain, mais maintenant qu'elle est seule, elle passe plus de temps dehors, à explorer, tâtonner, à expérimenter la vie différemment. Avec un sourire en biais, elle penche la tête vers lui :

"Je t'ai invité pour tester la bière artisanale que j'essaye de faire."

C'est une excuse, un prétexte, elle aurait trouvé n'importe quelle autre raison pour voir quelqu'un, le jour tombe juste bien. Quelque part dans les étages de la musique résonne.

Malone parle et Thomasine s'humecte les lèvres, stoppée nette dans la bonne humeur qu'elle essaye de préserver. Vivant, lui dit Malone et le mot est cruel, mal choisi, pointe acide sous sa peau. Elle oublie de respirer, une seconde, se rappelle qu'il ne lui veut pas de mal, qu'il ne lui en a jamais voulu ; s'il voulait la blesser, il ne s'y prendrait pas comme ça, ce serait plus frontal, pense-t-elle, imagine-t-elle. Le goût serait celui du sang, pas celui des cendres qu'elle a répandu dans tous les endroits que son mari a aimé. Elle déglutit. Il lui parle de colonie et il n'est pas très loin de la réalité, il lui fait part de la bizarrerie d'être ici et elle ne peut pas nier. Elle se contente d'hocher de la tête, de le conduire dans la cuisine d'été, laboratoire à ciel ouvert de ses expériences les plus absurdes. Sans se hâter, elle se hisse sur le comptoir, regarde son invité, jauge d'un oeil la façon qu'il a de se tenir, de parler. Elle ne sait pas par quel bout l'attraper, pas ce soir, pas tout de suite. Elle attend patiemment. Finalement, elle parle :

"C'est la mélancolie ou la mémoire d'Oscar qui rend l'endroit si bizarre ?" Il n'y a pas de trace d'animosité, ce n'est même pas une question piège. Elle est curieuse, attentive, les yeux lasers braqués sur Malone à la recherche d'une réponse à ses questions. Elle même ne sait pas ce qu'il va répondre parce que toutes les réponses seraient bonne à entendre. Le Manoir a changé depuis qu'Oscar est parti. Thomasine a changé depuis qu'il est mort. Elle se frotte les paumes des mains sur son pantalon, sourit, un peu moins fort que lorsqu'elle essaye de noyer sa tristesse, un peu moins étiré que lorsqu'elle montre les dents sous couvert de bonheur. "Tu es le bienvenu dans ma colonie, tu sais. Toi et Gus. Tout le temps, la porte est ouverte, les gens vont et viennent. Tu as ta place ici."

Pas seulement en tant qu'ami, elle aimerait ajouter, en tant qu'artiste, que créateur, en tant qu'âme libre, en tant que lumière. Il y a tant de choses dont elle pourrait qualifier Malone, tant de description qu'elle pourrait faire sans jamais finir par toucher le réel, l'essentiel. Elle n'essaie même pas, faute de mots justes, ne perd pas son temps à essayer de décrire l'indescriptible. Elle ne sait pas si Malone voudrait l'entendre, de toute façon, lui qui a tourné les talons, lui qui dépérit, s'étiole, s'affaiblit. Elle ne sait pas s'il est prêt ou si c'est à elle de lui dire ; elle n'a pas vraiment de leçon à donner.

Pour empêcher le silence de s'éterniser, elle se lève, saute sur ses pieds, s'affaire. Rapidement, deux pintes sont remplies, mousse qui dégouline le long de verre, imprègne une table en bois maculée de cercles d’innombrables apéros.

"Tu sais, parfois, je me demande si j'ai pas besoin d'un exorciste."

De temps en temps, le fantôme d'Oscar la rend beaucoup trop triste.