friends don't lie --- reed

Les paupières encore engourdies par la fatigue, Rocky attrape la première serviette qu’il trouve pour rendre un semblant de propreté au miroir de la salle de bain, une victime parmi tant d’autres de la négligence des deux âmes qui peuplaient cet appartement et qui avaient encore sauté une semaine de ménage en attendant tous les deux que l’autre craque. Après avoir passé la nuit à jouer à cache-cache avec le sommeil, le gamin avait repoussé plusieurs fois l’heure du réveil avant de trouver le courage de s’extirper de son lit pour se décider à commencer sa journée. Les baillements s’enchainent alors qu’il se brosse les dents dans la plus grande mollesse tout en retraçant de ses doigts libres le contour de ses contusions. Après être passées par tous les dégradés de couleurs possibles, ces dernières commençaient enfin à s’atténuer, mais pas assez pour lui épargner l’interrogatoire d’Estrela qui ne le lâcherait pas avant d’avoir appris tous les détails qui se cachaient derrière ses traits amochés. Le bouclé fronce les sourcils lorsque son téléphone se met à vibrer sur le bord de l’évier et qu’il l’attrape distraitement. Tu fous quoi ? Ce n’est que lorsque ses yeux lâchent le message de Reed pour glisser jusqu’à l’heure affichée en haut de l’écran qu’il réalise avec brutalité à quel point sa grasse matinée avait été plus longue que prévu. Sans perdre une seconde de plus à réfléchir, le gamin enfile la première paire de baskets qui lui tombent sous la main et ne prend même pas la peinne d’en nouer les lacets avant de débouler comme un beau diable au milieu des rues d’Exeter.

Ledoux n’aurait probablement pas mis autant d’énergie à l’effort pour rattraper son retard si le bus qui les déposait tous les deux devant la prison avait pris soin d’aménager ses horaires de sorte à passer plus de trois fois par jour. Louper le prochain reviendrait à faire une croix sur l’heure de visite hebdomadaire qu’il réservait à Estrela et cette dernière ne lui pardonnerait jamais s’il venait à la manquer sans même l’avoir prévenue. Son cœur pompe de plus belle lorsqu’il entend le bruit caractéristique d’un moteur poids lourd vrombir dans son dos et qu’il se retrouve presque aussitôt englouti par l’ombre du bus. Alors qu’il le dépasse et que l’arrêt n’est plus qu’à quelques mètres, il peut apercevoir Reed, le nez collé à la vitre arrière pour ne pas manquer une seule miette de sa course poursuite alors qu’il accélère encore un peu et se met à agiter les bras dans tous les sens pour attirer l’attention du chauffeur qui dans sa grande bonté d’âme, s’arrête pour attendre. Il a l’impression que ses poumons lui sont remontés dans la bouche tandis qu’il s’agrippe comme il peut aux dossiers des sièges pour progresser jusqu’au fond du bus sans se vautrer lamentablement. Quand il s’installe enfin aux côtés d’Harris, il peut sentir son regard dardé sur lui, comme s’il avait encore oublié quelque chose. Merde, les sandwichs. La seule chose à laquelle elle lui avait demandé de penser. C’était pourtant pas faute de lui avoir répété qu’il était allergique aux responsabilités. Il soupire avant de se retourner vers le sourire de la brune, quelque part à mi-chemin entre l’exaspération et la moquerie. Me regarde pas comme ça, ils étaient dégueulasses de toute façon. Il me restait plus que du beurre rance et des cornichons passés de date. La meilleure pioche qu’il avait trouvé en fouillant dans le frigo qu’il partageait avec Rex, au milieu des nombreux autres produits périmés qu’il leur arrivait encore de consommer des semaines après par souci d’économie. Il était d’ailleurs persuadé que le minotaure se ferait un festin de son oubli en le trouvant sur la table de la cuisine quand il rentrera. J’t’invite au distributeur pour me faire pardonner. Qu’il ajoute en lui ébouriffant la tignasse pour ne plus être le passager du bus avec la pire coupe de cheveux.

Le visage plaqué contre la vitre froide du bus, Reed ferme de temps à autre les yeux, bercé par le son du moteur. Elle est la plus jeune des visiteurs montant régulièrement à bord de cette navette mise en place pour les conduire à la prison.
La place vide à côté d'elle reste libre car après des mois, tout le monde sait à présent que celle-ci est réservée.
La gamine passe une main dans ses cheveux et redresse mollement la tête lorsque l'arrêt de bus de son ami se dessine sur le bord de la route. Un sourire amusé se dessine sur ses traits pâles, rare mouvement de lèvres sincère qu'elle offre seulement à lui et aux autres gamins paumés de la ville qu'il lui arrive parfois de considérer comme sa famille.
Son regard sombre s'accroche à la silhouette de Ledoux, bien décidé à ne pas rater le dernier bus de la journée. Harris lâche un soupir-rire en l'apercevant s'avancer tant bien que mal dans l'allée du véhicule pour la rejoindre.
Quand la distance s'amenuise, c'est alors qu'elle remarque les coups sur son visage. Elle reconnaît immédiatement les traces de poings, la violence qu'un autre a usé sur lui pour passer sa colère. Ce n'est pas là une chute, impossible de lui mentir pour subir elle-même trop souvent les coups de son oncle, même à son âge, même alors qu'elle pourrait vivre totalement seule, loin de lui. Reed se redresse et son regard n'a plus cette tranquillité. Elle est froide, signe d'une inquiétude au fond de ses tripes. La gamine le laisse parler, s'expliquer sur le sandwich et faire comme s'il n'avait rien. Elle le laisse faire, pour le seul plaisir de maintenir un semblant de normalité entre eux.
Mais la normalité, bien longtemps qu'il ne la côtoient plus. Ce bus est depuis leur plus tendre enfance un aller direct en enfer, peuplé des leurs et de leurs péchés.
J'ai pas faim.
Qu'elle répond mollement, passant une main dans ses cheveux pour les remettre grossièrement en place.

Ses doigts glacés au vernis écaillé se posent sur le visage de Rocky. Elle sait qu'il ne lui dira probablement rien mais Harris a bien plus de caractère que lui. L'air sérieux, une colère immonde naît au fond de son ventre d'imaginer qui que ce soit le toucher. Ledoux, l'un des seuls à ne jamais l'avoir jugé malgré l'ombre la surplombant.
Reed n'est pas une môme comme les autres. A l'époque, aucune fille n'osait l'approcher par peur de se recevoir des coups de pieds ou d'entendre des réflexions douloureuses. Les garçons, eux, trouvaient plus simple de se foutre de sa gueule jusqu'au moment où son corps d'enfant était devenu celui d'une adulte, développant alors l'aura d'une sirène terrestre et malhabile. Même en les détestant, la môme s'offrait à eux, préférant le plus sale d'eux que ne rien ressentir du tout. Et au fond, tout était factice, ses soupirs, cette sensation de les aimer quand elle les embrassait.
Puis Rocky est entré dans sa vie : deux âmes orphelines, l'un parce qu'il avait été renié, l'autre parce qu'ils étaient morts. Deux deuils différents mais des deuils quand même.
Tu te bats maintenant ?
Elle sait que non mais pose la question pour lui faire comprendre qu'elle sait, qu'elle a compris, qu'il pourra bien lui mentir, elle ne le croira pas.
Tu ne devrais pas tout garder pour toi.
Reed l'ajoute, de sa voix froide et rauque avant de se laisser retomber dans son siège, son sac posé sur les genoux qu'elle tient fort contre son torse, contenant là-dedans quelques affaires propres pour son frère et de l'argent.
Elle passe chaque mois quelques après-midi à la laverie afin de les laver, d'autres dans des boutiques d'occasion pour lui acheter de nouvelles fringues lorsque certaines s'abîment trop.
Elle ne sait même pas pourquoi elle fait cela, s'attarde sur les détails et donne tant de cœur à l'ouvrage.
Laurence ne méritait plus rien d'elle dès l'instant où il avait voulu lui enlever sa propre vie.