holding out for a hero (alto)

Il est de ces instants presque rêvés, comme dessinés d’une brume délirante. De ces moments marqués par le cliquetis d’une vieille horloge suspendue. Seuls dénotent les froissements de clés dans des serrures rouillées par le temps et l’usure. Ils perturbent les retrouvailles, rappellent la dure réalité de l’horizon ; abritée entre quatre murs. Victime répréhensible enfermée vivante dans un espace temps préalablement décidé. La pièce est étouffante, scindée en deux par un mur à demi jonché d’une vitre, laissant entrevoir l’exact reflet de la première partie - un pan de table, une chaise et une porte à sa toute fin. Sur les murs s’épanchent des décennies de misère, autant sociale que matérielle. Combien d’âmes se sont-elles vues prescrire pareil destin ? Combien d’entre elles ont regretté les chemins entrepris ? La gloire a des rançons que la raison ignore jusqu’à règlement. Pour d’autres, le couperet s'acharne sur des hérésies fraternelles.  

Sur sa chaise, Gabe fixe le sol. Six mois se sont écoulés depuis l’acharnement, cinq depuis la condamnation. La honte l’oblige à dévier le regard quand deux silhouettes se mouvent de l’autre côté de la vitre. Il discerne le tintement des menottes retirées, la chaise tirée et le corps de la silhouette redoutée se laisser tomber dessus. Il sent le regard du frère se poser sur ses traits tirés par la culpabilité. Alto, j’ai merdé. L’image de cette nuit se martèle à ses souvenirs. Malgré l’épaisseur de la pluie, l’aîné avait paru grand, salvateur. J’te jure, j’ai-j’ai pas voulu. Le ton est paniqué et l’alcool encore seul gestionnaire de ses émotions. Le victime, elle, repose à leurs pieds. Le visage tuméfié des coups subis, la gueule moins grande car presque arrachée. Comme toujours, il dit vrai, Gabe. Il n’a pas voulu, ne pensait pas à mal. Il a agit sous l’impulsion, sous la colère d’un traumatisme enfoui mais jamais guéri. Cette fois-ci, le tombé a la respiration saccadée. Cette fois-ci, Gabe est le grand perdant de sa victoire. Les doigts se sont emparés du portable en réflexe désespéré et le contact du premier favori sélectionné. J’ai pas voulu, j’te jure. J’te jure, qu’il avait répété inlassablement. Le frère avait eu la main lourde sur son épaule et l’ordre avait résonné dans l’étroitesse de l’allée. Casse-toi.

Il avait obéit sans se retourner.

Alto sembla toujours aussi grand au tribunal, massif comme au premier jour face aux chefs d’inculpation, robuste devant la sentence. Alto, frère tombé pour la survie du plus jeune. Frère sacrifié, frère abandonné.
A l'unisson, leurs mains agrippent les combinés respectifs. Une dernière prise de courage, un dernier soufflement. Tu n’aurais pas dû faire ça. Gâcher sa vie si inutilement, pour les beaux yeux d’une âme déjà condamnée. Pour la première fois en cinq mois, les regards se croisent. Gabe n'y lit pas la colère qu'il pensait y trouver, ni la rancœur pourtant compréhensible. Il n'y devine pas plus le ressentiment ou la frustration d'un sacrifice vainement glorifié. Le cœur s'agite, mêle au débordement affectif la peur de l'abandon. Pourquoi ? Alto avait une vie, un futur, des ambitions là où le plus jeune n'avait rien. L'excuse était trouvée de le responsabiliser, de lui faire regretter ses erreurs passées. Mieux encore, de le laisser pourrir là où c'était mérité. Les frères enfin débarrassés. Le vilain petit canard enchainé. Dans ses méandres, il ne réalise pas que la question est posée à voix haute.

Il a espéré maintes et maintes fois, Gabe, pouvoir rembobiner le film des événements. Revenir à l’instant fatidique, ne pas céder à la panique, garder son frère à l’abri du couperet. Veiller, pour une fois, sur cet aîné. Ne pas lui faire payer ses conséquences méritées. Mais la lâcheté, le désarroi, la peur avaient fait céder ses convictions. La victime à terre, sa monstruosité s’était affaissée, ne laissant derrière elle qu’attrocité et désastreuse réalité.
Qu’avait-il espéré de son frère à cet instant ? L’appel était décousu mais l’intéressé en avait déduit la gravité. Il avait accouru, comme Gabe l’espérait - parce qu’il le savait incapable de faire autrement. Les mots résonnèrent, presque rassurants, presque salvateurs. Le sacrifice d’Alto ne paru pas si tragique dans l’allée à peine éclairée, et Gabe s’y était engouffré. Rassuré de pouvoir y échapper, certain de n’y laisser aucune séquelle. C’est ce qu’il s’est répété, du moins, quand ses pas effrénés le menèrent au saloon bordé pour la nuit. Tout allait bien se passer, tout devait bien se passer.

Derrière la vitre du parloir, Alto a le ton grave et le visage fermé. Ses premiers mots sont à son image, martèlent frénétiquement la culpabilité déjà éprouvée du plus jeune. La tête est baissée et le regard perdu sur ses doigts dansants, les ongles bouffés par la nervosité. Cette visite, il y a longuement pensé ces cinq derniers mois, s’interrogeant sur sa légitimité. Avait-il encore le droit de s’appeler frère du frère ?
La main de ce dernier claque contre la surface de la table et, sous la surprise de l’impact, amène Gabe à croiser le regard de l’aîné. Alto a le timbre dur mais la parole… compréhensive ? Il ne regrette pas. Gabe se perd dans la surprise tandis que la même interrogation lui taraude continuellement l’esprit. Pourquoi ? Il ne mérite pas le sacrifice fraternel. Il ne mérite pas la bonté du frère. Pourquoi doit-il échapper à sa colère ? N’est-ce pas la fois de trop ? Pourquoi ne rien dire et se laisser porter le chapeau ? Aux yeux du monde, aux yeux de la justice, aux yeux des frères. Là où Gabe pêche de lâcheté, pourquoi Alto ne se montre t-il pas plus fort ?

T’sais bien que ça changera jamais, laisse-t-il échapper entre ses lèvres gercées. Tout ça, moi. J’changerai pas. Il veut lui dire, lui signifier que le sacrifice aura été vain. Une part de lui veut susciter une réaction. Subir le courroux du frère si cela doit être l’unique punition à ses démons. Il ne mérite pas sa clémence, ne mérite pas plus une quelconque paix intérieure. Il doit payer, d'une façon ou d'un autre. Et ça aura servi à rien. Les mots sont glaçants de vérité, car il est trop tard pour lui. Seule la mort pourra, un jour, le libérer de cette main invisible sur sa nuque. Souvenir fantomatique du vrai responsable, du monstre originel. Il se sait condamné, Gabe, et s'évertuera, s'il le faut, à ne pas emporter le frère dans son déclin. Alors arrête de l'faire. Ces sacrifices nobles mais inutiles. Ces tentatives désespérées de sauver le cadet de cauchemars tenus secrets. Il terminera cette journée la pinte en main, à célébrer les retrouvailles fraternelles. A s'épanouir dans son misérable pathétisme. Il portera même un toast en l'honneur du sacrifié. Preuve du serment solennel passé avec le diable.