i feel like i'm far away from this world. (rio)

Son épaule la fait souffrir. Les médecins lui ont dit qu'il lui faudrait quelques semaines pour s'en remettre. Bizarrement, elle trouve la douleur dérisoire lorsqu'elle pense à celle que lui avait causé son frère. Elle avait cru mourir ce dimanche là.
Maintenant, les blessures physiques ne l'effraient plus. Reed a vu comme le corps peut avoir une capacité incroyable de récupération. Ce qui peine le plus à garder le cap, c'est sa tête. Lorsqu'elle reste seule plus d'une heure chez elle à ne rien faire, les mauvaises énergies qui l'entourent s'attaquent à sa tranquillité. Ici, elle ne peut pas sortir au beau milieu de la journée et traverser montagnes et forêts. Elle est prise au piège, blessée, effacée dans la pollution.
La nuit ne lui fait même pas peur dans Exeter. La ville ne dort jamais vraiment. Tous les habitants sont des animaux détraqués qui ne savent plus bien vivre au rythme de la nature. La lumière de la lune, personne ne la voit derrière cette couche de saleté et la lueur des lampadaires. Elle déteste cette couleur chaude qui se dégage des ampoules. Sa peau est froide, humide de sa course improvisée pour éliminer les toxines de son organisme et de sa tête. Les cheveux attachés, certains se font la malle et se collent à son visage perlé de transpiration.

Lorsque le Saloon se dresse fièrement dans l'obscurité, ses pas se calment et ses muscles se détendent. Elle remarque immédiatement ce corps qui vacille contre le mur de l'entrée. Reed fronce les sourcils, d'abord méfiante. Elle pense à un sdf avant de remarquer le chapeau par terre, mais aussi la tenue. La rue sent la pisse. A moins que ce ne soit l'échoué qui se soit fait dessus ? Elle s'avance d'un pas malgré la froideur qui lui racle la gorge. Elle sait qui il est, d'où il vient, ce qui les relie. Elle pense à son frère, à ce qu'il leur a offert mais aussi volé.
Reed se penche, attrape le chapeau du bout des doigts comme si elle pouvait attraper une maladie ou des poux.
Hé cow-boy, quand on tient pas l'alcool on évite d'en boire. T'empestes ma parole.
Il est jeune, probablement le bébé des Sisters. Si elle leur en veut parfois, elle ne peut pas non plus le laisser mourir de froid ici. Elle soupire, agacée, presque colérique dans ce timbre qu'elle utilise pour lui faire comprendre qu'elle n'a pas que ça à faire.
De sa main libre, Reed baisse sa capuche pour laisser son visage à découvert. Il ne la connaît pas, elle sait qu'il existe seulement parce qu'il est l'un de ses oncles et qu'il  n'en saura probablement jamais rien.
Elle pense à Aris.
Les motos garées devant le Saloon lui arrachent un frisson.
Son épaule ne la fait plus souffrir.

Ce soir, Rio a eu la merveilleuse idée de calquer son rythme de beuverie sur celui de ses aînés, bien plus aguerris que lui, et à présent, les vertiges de l’ivresse qui l’empêchent de faire un pas de plus sans avoir l’impression que le sol va se dérober sous ses pieds l’amènent à regretter amèrement cette décision. Il s’en veut de s’être perdu dans l’un de ces jeux d’alcool dont il n’a jamais compris les règles mais auquel il continue de se prêter pour faire bonne impression. Il se contente toujours bêtement de balancer ses cartes sur la table au hasard en espérant ne pas être l’heureux perdant qui devra arroser ses défaites d’une lampée de whisky, ce qui n’a bien entendu pas manqué d’arriver. S’il titube maintenant dans les rues d’Exeter, c’est parce qu’un frère bien intentionné – pas moyen de se rappeler lequel – a jugé bon de lui confisquer les clefs de son véhicule, probablement plus par crainte de représailles de la part de leur vieille tante à qui il appartenait plutôt que par celle de le voir aller s’emboutir tout droit dans le premier obstacle qui croiserait sa route. Il se promet de lever le pied sur la bouteille, Rio, lorsqu’il réalise qu’il redoute de lâcher le mur contre lequel il s’appuie au cas où son équilibre viendrait à faiblir pour ramasser son chapeau qui vient de lui tomber bas de la tête dans un haut le cœur inopiné. Probablement qu’il rirait de lui-même s’il n’était pas aussi concentré à déployer tous ses moyens pour ne pas s’écrouler au sol.

Affalé contre la façade de l’immeuble qui lui sert de béquille improvisée, ce n’est qu’en redressant la tête que Rio remarque qu’il n’est plus tout seul. En face de lui se tient une inconnue qui ne l’épargne pas en lui lançant une moquerie bien méritée sur son état d’ébriété avancé. C’est sa fierté et uniquement elle qui le porte encore debout lorsqu’il lâche finalement le mur pour retrouver un semblant d’aplomb. C’était rien d’autre qu’une crampe, ça va aller. Le mensonge n’est que partiel. Il peut en effet les ressentir du plus profond de son être, les crampes qui lui essorent les boyaux et lui font la promesse d’une gueule de bois faramineuse. Tandis que ses yeux vitreux la sondent de façon peut-être un peu trop appuyée, par simple inadvertance, il se hasarde à lui demander son chemin, désorienté au point de ne pas se rendre compte qu’il se tient juste au pied de sa destination finale. Tu connais St Sidwells ? On en est encore loin ? Il espère que non parce qu’il n’a vraiment pas la foi de parcourir un kilomètre de plus. C’est que sa fatigue le rendrait presque capable de rentrer dans le premier appartement qu’il trouve ouvert pour se jeter dans un lit inconnu et y passer la nuit.