earth below us, drifting, falling (afsaneh)

Molly était un chien redoutable ; ce n’était pas qu’elle était dangereuse, loin de là, mais Kamo était sûre qu’elle avait été diseuse de bonne aventure dans une vie antérieure ou quelque chose du même genre. Elle sentait les choses, c’était une certitude, et ce matin-là, elle l’avait réveillé sans délicatesse aucune pour le tirer du carton sur lequel ils avaient dormi. C’était peut-être parce qu’elle avait senti la fatigue qui infiltrait ses os, peut-être parce qu’elle l’avait entendu cauchemarder, sans doute parce qu’elle avait envie de pisser dans un nouveau territoire qu’elle pourrait gouverner. Dans tous les cas, elle avait aboyé et ille avait suivi, dit à son frère qu’ille partait à la recherche d’un nouveau coin où mendier. C’était plus rentable, de toute façon, de se séparer, mais la sensation qui s’emparait du ventre de Kamo à chaque fois qu’ille quittait son frère des yeux était difficile à dépasser. Heureusement, ille avait Molly et une cigarette coincée entre les lèvres. Ille l’avait même pas allumée, pour mieux l’économiser, mais la sensation du papier contre ses lèvres étaient suffisamment familières pour l’aider à patienter. Ille savait même pas où ille allait, de toute façon, mais Molly avait l’air d’être sacrément décidée. Elle était tout aussi décidé lorsqu’elle s’assit sur un coin de trottoir, bien décidée à ne plus bouger.

Ce n’était pas un comportement habituel. Ou plutôt, ça l’était lorsqu’il s’agissait de Bee ou de Kamo : ils avaient la tête dure et Kamo était presque sûr que Bee était capable de convaincre n’importe qui de faire ce qu’il voulait. Molly n’était pas de ce genre là. Ce n’était pas qu’elle n’avait pas de caractère, c’était plutôt qu’elle s’y prenait d’une manière bien plus subtile lorsqu’il fallait convaincre son monde. Décider de ne plus avancer ne lui ressemblait pas vraiment et Kamo fronça les sourcils avant de s’accroupir près du chien – presque un poney – qui lui servait de meilleure amie. La truffe froide de Molly se colla contre sa joue et ille poussa un long soupir avant de s’asseoir à ses côtés. Le milieu d’un trottoir passant n’était pas idéal, mais personne ne pourrait faire semblant de ne pas le voir : si l’on voulait éviter de lui trébucher dessus, il fallait, à minima, le contourner lui et son chien de quinze mètres de haut.

« T’abuseees. » grogna-t-ille, la joue pressée contre Molly qui se contenta de lui lécher le visage pour achever d’abuser.

Elle savait qu’elle abusait, c’était une certitude, c’était au moins le chien le plus intelligent du monde après Laika – elle était allée dans l’espace, c’était sûr que c’était la plus intelligente, Kamo n’avait aucun doute sur le sujet. Un gémissement fit ouvrir un oeil à Kamo et ille comprit, finalement, ce qu’ils fabriquaient ici.

Molly était peut-être plus intelligente que Laika, finalement.

La silhouette au bout de la rue était familière : les soupes populaires qu’ils fréquentaient avec son frère avait assez peu de volontaires pour que Kamo puisse les reconnaître facilement et le visage de celle-là était suffisamment joli pour l’avoir marqué. Ille était plus vraiment certain de son nom, par contre ille savait pertinemment qu’elle était drôle à regarder et qu’elle aurait peut-être un truc à grailler à lui refiler – ou à lui payer, Kamo était pas regardant quand ille s’agissait de s’occuper.

« Heeeey ! » la héla-t-ille en sautant sur ses pieds, Molly sur ses talons – ce chien était un génie, ille l’avait dit. « Vous êtes pas derrière une table aujourd’hui, c’est mega chelou. »

Kamo avait déjà été plus inspiré mais ille essayait d’être à peu près poli, cette fois-là, ce qui était une catastrophe assurée.

Afsnaeh les reconnaissait pas toujours mais elle avait au moins pas le mauvais goût de faire comme si elle était Jesus ou un type important comme ça quand elle arrivait à le distinguer de son frère. Ça, et probablement le fait qu’elle avait toujours de la bouffe près d’elle, en faisait une personne non seulement appréciable mais probablement aussi très fiable ce qui était approximativement la qualité dont Kamo avait le plus besoin mais qu’ille ne trouvait pas franchement chez les gens qu’ille fréquentait – ce qui était peut-être, évidemment, sa faute, mais c’était une autre histoire. Sagement, Kamo l’écouta pester sur un problème de bagnole auquel ille pigeait rien et accepta avec joie qu’on lui fourre deux paquets de biscuits dans les poches avant de contempler d’un oeil critique le sandwich qu’on lui tendait. C’était plus pour l’emmerder que pour autre chose : les mauvais jours, Kamo mangeait de la terre et suçait des cailloux pour chasser la faim. Les vrais mauvais jours, ille quémandait une passe au premier désespéré du coin. Les sandwichs étaient un repas de roi, à côté de ça et ille secoua la tête, les sourcils froncés.

« J’sais pas si ça leur ira, mais si y en a qui râle tu me les envoies et ils auront encore moins de dents pour râler. » C’était pas une solution de génie mais Kamo n’avait jamais pensé être un génie ce qui l’aidait généralement pas mal dans ce genre de situation. Comme pour appuyer sa proposition, ille secoua machinalement son couteau avant de le ranger dans sa poche et de croquer dans le sandwich. « ‘u ‘ais on ‘eut ‘rouver ‘e quoi… » Ille avala la moitié du sandwich avec une joie non dissimulée. « De quoi faire une table. On peut trouver de quoi faire une table. Pour tout ce qui est plat chaud je sais pas mais t’auras l’air moins miteuse déjà. »

À défaut d’être brillant, Kamo était débrouillard. Ille connaissait bien la rue, connaissait bien les constructions qu’on tirait des poubelles, les échaffaudages tous cabossés sous lesquels ille dormait avec son frère. Machinalement, ille tapa l’aile de son nez du bout des doigts avant de laisser traîner son regard sur les boutiques qui bordaient la rue. Mathématiquement, il était impossible qu’il n’y ait pas de cageot qui traîne à l’arrière. Impossible, aussi, de ne pas mettre la main sur un carton ou deux qu’ils pourraient superposer pour poser les machins pas bien lourds qui nourrirait les autres sdfs qui trainaient dans le coin.

« Okay alors : je te propose, on laisse Molly garder les sacs parce que Molly est trop forte et toi tu viens avec moi et on va construire une table, si t’as pas de table personne se pointra et tes sandwichs sont bons donc ce serait con. Allez, suis-moi. »

Y avait pas grand-chose de joli chez Kamo, pas grand-chose qu’on pourrait sauver. Ille serait pas sélectionné pour monter sur une arche si un jour Noé se pointait, pas élu Monsieur Sympa non plus. Ille a rien de joli, mais c’est vraiment pas grave, parce que Kamo était loyal à en crever et qu’Afsaneh méritait un bout de cette loyauté. Les deux paquets de gâteaux qui battaient contre son flanc lui rappelait encore et encore qu’elle les avait vus deux avant de les voir un. Kamo ne savait pas si c’était déjà arrivé. Kamo n’était pas certain de vouloir se rappeler. L’absence de son frère brûlait comme une silhouette enflammée à ses côtés. Pour éviter d’y penser, ille tourna les talons, après avoir demandé à Molly de garder.

Ille était presque certain d’avoir vu des cartons dans la ruelle à côté.

Quelque chose chez Afsaneh était improbablement apaisant. Ce n’était pas qu’elle était douce ; elle ne l’était pas : il y avait un feu qui brûlait, un brasier incroyable, mais Kamo n’avait pas peur de s’y brûler. Patiemment, ille l’observait, l’écoutait, la tête penchée, attentif. Elle méritait toute son attention : même lorsqu’elle faisait faux bond, elle était là et c’était incroyablement réconfortant. Même alors qu’elle aurait pu se trouver n’importe où ailleurs avec le reste de sa clique, elle était au poste pour les gens comme lui, pour tous les gamins qui dormaient par terre. Mieux que ça : elle avait même pas l’air d’en tirer une fierté personnelle, d’attendre quoi que ce soit en retour. C’était encore moins courant que les bons samaritains : Kamo était toujours à l’affut pour guetter les petites lignes en bas des contrats oraux que les bonnes âmes formulaient. Bien sûr que je t’aiderais, disait l’un, mais il faudra que tu fasses des choses pour moi. Évidemment, que cet argent te reviendra, mais ce serait pas juste que je ne touche rien, moi. Bien sûr, bien sûr, bien sûr, facilité de piocher chez les nécessiteux pour se sentir puissant. Bien sûr, bien sûr, bien sûr, tellement facile de faire briller son armure dorée au milieu d’une nuit qui n’en finissait pas. Afsaneh n’était pas comme ça. Kamo lui faisait confiance pour cela. Ille montrait moins les dents, claquait moins de la mâchoire, paraissait moins épineux, presque, sans pour autant rentrer les griffes. Afsaneh, ille en était certain, pouvait se montrer aussi redoutable que n’importe qui d’autre si elle le souhaitait.

« Molly mangera rien parce que je lui ai demandé. » assura-t-ille avant de jeter un oeil dans une ruelle. « Hein, Molly ? » demanda-t-ille, plus haut, et un aboiement lui répondit. Même si Afsaneh semblait douter de sa capacité à bricoler une table, ille était persuadé qu’avec un peu de bonne volonté et suffisamment de débrouillardise rien n’était complètement impossible. La table puerait probablement et serait certainement pas le truc le plus sanitairement approprié qui soit, mais c’était toujours mieux que rien. Ille plissa le nez, lorsqu’elle mit sur la table cette histoire de table à trois pieds et se frotta la joue. « Peut-être qu’elle a été démontée et pas retirée, si on fouille par là on pourrait récupérer des bouts. Sinon… »

Ses yeux se stoppèrent sur une benne à ordure. C’était l’arrière d’un magasin de vêtement et, comme de nombreux commerces, le nombre de cartons qu’ils balançaient étaient astronomique. Le scotch serait sans doute arraché mais ils pourraient toujours emboiter plusieurs panneaux les uns dans les autres pour faire tenir un embryon de support.

« Si je plonge dans la benne, tu m’aides à sortir ? » C’était plus symbolique qu’autre chose : ille était rentré et sorti de nombreuses bennes sans jamais avoir besoin d’aide mais c’était presque chaleureux d’avoir quelqu’un à qui demander un coup de main. Sans attendre sa réponse, de toute façon, ille se hissa à l’intérieur pour explorer les cartons qu’on y avait balancés. Il n’y avait pas que des cartons – de nombreuses personnes jetaient toutes sortes de choses dans la benne – mais les cartons qui restaient n'avaient pas trop été imprégnés par les restes de bières ou de repas qu’on avait bazardé. « T’as déjà joué aux dominos ? Ou fais des châteaux de carte ? On peut peut-être tenter des trucs avec ces machins. »

Comme un magicien de la loose, ille fit émerger deux cartons plutôt grands et pas trop amochés suivis d’une tonne de boîte à chaussures qui, à défaut de faire une taille intéressante, étaient suffisamment solides pour supporter un certain poids.  Si ça ne donnait rien, ils pourraient toujours partir en quête des restes possibles de la fameuse table à trois pieds – un animal mythique s’il en existait – et espérer que les autres sdfs en quête de nourriture soit aussi en retard que les comparses d’Afsaneh.

« Ça arrive souvent qu’ils te laissent te démerder, tes potes, au fait ? »

Quitte à être dans la benne, Kamo pouvait bien mettre les pieds dans le plat.