euphoria (clara)

La danse des filles se clôt sur l'enthousiasme des spectateurs. Comme toujours, ils sont au rendez-vous, prêts à donner de leur argent pour admirer les charmeuses s'adonner au burlesque. Le saloon bat son plein pour l'occasion. Chaque table et tabouret de bar sont occupés. La place vaut chère pour s'octroyer les préférences des danseuses - car le rituel est bien rôdé. Le pianiste n'a que le temps de balancer une dernière note que les filles ont déjà quitté la scène, le pas pressé d'obtenir avis auprès de la clientèle - et de faire consommer à tour de bras. Sous leurs grésilles elles tiennent une place primordiale, se font force de séduction pour appâter le mâle en désir. Là où les frères prédominent dans la gestion du comptoir, elles ont le luxe de prévaloir sur l'auditoire. Leur mouvance est féline, conquérante, contrôlée. Rien n'est laissé au hasard, du déhanché aguerri au sourire distillé du coin des lèvres. Elles sont maîtresses de leurs charmes et reines de leurs conquêtes renvoyées chez elles l'appétit vorace. Ils reviendront, ils reviennent toujours.

Parmi elles, Clara a l'audace de sa jeunesse. La gamine - surnom affectueusement donné par ses soins mais détesté par la concernée - s'était jouée du destin le jour où la malchance l'avait conduite entre ces murs. Alors à peine vieille pour exister en-dehors de l'emprise familiale, ses bleus avaient fini par attirer l'attention et la protection des Sisters et de leur troupe de danseuses. Chacun s'y était attaché, à sa façon, plus intensément pour certains que pour d'autres. Aux yeux de Gabe elle représentait cette âme innocente malmenée. De celles que l'injustice condamne à la damnation. En bien des cicatrices, il se retrouvait secrètement en elle. Comme un besoin ardent d'être à ses côtés, de la protéger du loup dans l'auberge, du monstre hantant les rues.

C'est ce sentiment qui le pousse hors de sa chaise cette nuit-là. Le regard déjà noir, le sang en bouche de sa victime à venir. La sobriété ne calme pas ses impulsions, au mieux, elle se proclame victime de son tempérament.
Il traverse le saloon en deux enjambées, les yeux rivés sur l'interdit réalisé. L'homme n'a que le temps d'un dernier rire gras avant de se retrouver projeté sur une table à proximité. Gabe ne fait pas dans la dentelle quand il s'agit de protéger les êtres aimés. Ca va ? La question est lâchée en direction de la jeune danseuse, stratégiquement protégée par sa personne. Gabe en attend à peine la réponse que son attention est de nouveau portée vers l'harceleur. Sa chute, aussi démonstrative et bruyante fut-elle, n'inspira que quelques égratignures molassement dispersées au grès de ses traits. L'homme se relève dans le brouahah de ses plaintes. Il a la respiration lourde et le regard surprit quand il croise celui du jeune américain. Bordel, crache t-il la lèvre supérieure en sang, c'est quoi cette merde ? En simple réponse, Gabe se saisit de son col pour l'attirer à lui. Présente-lui des excuses. Autour, les rires ont cessé, les bavardages se font chuchotements. Seule la musique country résonne encore entre les murs. Maintenant. Il grogne presque, Gabe. Les plus connaisseurs reconnaitront la colère sous le masque de la détermination. D'autres y liront la violence ensommeillée.

Satisfaite de sa performance aux côtés des autres danseuses, Clara disparaît quelques minutes pour se changer et se rafraîchir, libère sur ses épaules ses mèches rousses auparavant remontées en un chignon délicat à la base de sa nuque. Elle revêt une robe vert forêt ajustée au buste, mais ample à partir de la taille, ouverte dans le dos et accompagnée d'une jolie paire d'escarpins. Elle profite de la présence de Rio derrière le bar pour glisser sur sa joue un baiser, lui vole son chapeau pendant quelques secondes avant de le lui rendre en riant.

Rapidement, elle s'éloigne pour rejoindre un groupe de quelques garçons qui ne l'avaient que très peu lâchée des yeux ce soir-là, s'installe à leur table pendant quelques minutes, s'amuse des regards lascifs qu'ils lancent dans sa direction. Il ne leur en faut pas plus pour commander une nouvelle tournée de bières et si la rouquine ne se sentait pas réellement à l'aise à l'idée d'aller à la rencontre des clients au début, elle doit admettre qu'elle apprécie généralement ces moments passés en leur compagnie. Elle sait que ça marche, que les danseuses parviennent à les retenir et à les faire revenir, qu'ils consomment davantage lorsqu'elles sont dans les parages. Clara ne promet jamais rien, toutefois, leur offre quelques sourires charmants, joue le jeu, fait tourner quelques mèches autour de son doigt, jette parfois des regards en direction du bar alors qu'elle a déjà hâte de retrouver le plus jeune des cowboys pour prendre le chemin du retour, dans le calme de la nuit.

Elle abandonne finalement la petite bande de garçons pour faire le tour des tables, discute un peu avec ceux qui en ont envie. Rapidement, elle s'installe à une autre table alors que l'homme semble être venu ici en solitaire. Il a déjà bien bu, aussi, et la danseuse s'extirpe subtilement de sa poigne lorsqu'il pose une main sur son dos nu, qu'il tente de la rapprocher de lui.

« Viens là. »

La jeune femme refuse d'un sourire élégant, se contente de lui souhaiter une bonne soirée avant de se relever, mais l'homme la rattrape par le bras, relève un peu la robe alors que ses doigts glissent sur la peau nue de ses cuisses. « Je te préférais quand t'étais moins habillée. » Clara n'a même pas le temps de répondre que des bras la repoussent un peu vers l'arrière alors que le corps du client percute la table avec force.

Gabriel.

Elle connait suffisamment tous les frères pour savoir qu'ils ne la laisseraient jamais dans une position inconfortable, mais elle est à chaque fois soulagée de voir la rapidité avec laquelle ils prennent les choses en main. Elle a le coeur qui bat encore un peu plus vite, Clara, mais prend une grande inspiration alors qu'elle pose finalement sa main sur le bras du Sisters. « C'est pas grave. Laisse tomber, Gabriel. » Ses doigts sont doux contre sa peau, mais elle resserre tout de même sa prise afin d'essayer de le retenir s'il se décide à tabasser plus férocement encore celui qui vient tout juste de se relever, à peine sonné. L'alcool ingéré le rend probablement plus mou dans ses gestes, si bien qu'il ne semble pas réellement s'être fait mal malgré l'attaque du cowboy. « Laisse-le, c'est bon. Il va s'en aller. » La danseuse croise le regard de l'homme, visiblement énervé, le met silencieusement en garde de ne pas chercher à provoquer davantage le Sisters, même si les gars de sa trempe se croient souvent tout permis et qu'ils ne ressentent pas le danger exactement de la même façon que tous les autres.

Il ne donne pas l'impression de vouloir bouger et Clara tente de tirer Gabriel vers elle, les yeux toujours rivés sur le client.

« Tu devrais t'en aller. »

Un jour, il comprendra.