All we hear is... radio gaga ! [Rocky]

Les coudes posés sur la poignée de son charriot, Rocky arpente les allées de ce magasin qu’il visite plusieurs fois par semaine. Le gamin en connait les rayons par cœur, tout comme les prix de la plupart des produits de première nécessite qui garnissent ses étagères, pour les avoir tous comparer au moins une fois dans l’espoir d’extorquer un sourire à cette clientèle parfois quelque peu exigeante qu’il dessert. C’est le cas de la vieille Backalive dont il serre présentement la liste de courses longue à n’en plus finir entre ses doigts. Il sait que chaque mot qui y est inscrit est à étudier avec le plus grand des sérieux. Hors de question de s’autoriser la moindre liberté concernant les marques mentionnées, ni de viser un budget plus strict. Si la mémoire de la doyenne est connue pour flancher, elle ne lui fait pas encore assez défaut pour oublier le contenu de son frigo ni même les rares erreurs qu’il a bien pu commettre par le passé et qu’importe la justesse de ses arguments, elle ne l’épargnera jamais au moment d’éplucher son ticket de caisse à la recherche de la moindre promotion à côté de laquelle il aurait pu passer.  

C’est le guidon alourdi de deux sacs de courses bien remplis que le gamin finit par quitter la zone commerciale pour s’élancer sur la chaussée, mettant toute son énergie dans ses coups de pédale en espérant pouvoir se sortir rapidement de l’inspection militaire de sa dernière cliente de la journée afin de rentrer à temps pour accueillir sa nièce dont Rex avait la garde ce week-end. La demeure défraichie de la vieille Backalive n’est plus qu’à quelques mètres d’entrer dans son champ de vision lorsque le vrombissement d’un moteur anormalement proche le pousse à se retourner. Il n’a pas le temps d’en identifier la source que celle-ci le heurte déjà de plein fouet. Projeté par l’impact, son corps décolle de la selle pour partir s’écraser sur le trottoir où il demeure sans vie pendant ce qui lui semble être une éternité.

Bien trop sonné pour réagir à quoique ce soit, les grognements que lui adressent le chauffard ne l’effleurent qu’à peine alors qu’il tente de retrouver ses esprits, négligemment éparpillés au sol au même titre que les achats qu’il transportait.  Il s’estime miraculé de ne ressentir aucune douleur lancinante - si ce n'est quelques égratignures - lorsqu’il se relève péniblement et bouge ses bras et ses jambes pour s’assurer que tout s’articulait encore correctement. Sa conscience tient bon pendant quelques secondes avant qu’un nouveau vertige ne le saisisse. Il ne sait pas trop si c’est le contrecoup de la collision, la vision de son vélo en pièces détachées ou encore celle des courses de Backalive brisées au sol mais sa main doit prendre appui sur le capot du véhicule pour empêcher sa silhouette de s’effondrer à nouveau. Ce n’est qu’alors que son regard vaseux finit par trouver celui plus furibond du conducteur. Il n’a pas compris ce qu’il lui voulait exactement mais dans un élan de lucidité, il décide de déduire qu’il lui a demandé s’il n’avait rien de casser, parce que c’est la première interrogation que toute personne sensée est supposée poser en premier. Non ça va, je crois que j’ai rien. Le môme doit plisser les yeux pour constater les dégâts soulignés par l’adulte, un léger accroc où la peinture est légèrement écaillée et la carrosserie pas même renfoncée. Au moins elle continuera de rouler … Le gamin tente de détendre l’atmosphère d'un trait d'humour alors que son attention dégringole sur son vélo, qui lui, terminera sans doute sa journée sur un tas de ferraille.  

Désolé, j’étais tellement persuadé que c’était à moi de passer que je ne vous ai pas vu venir. Rocky ne cherche même pas à rejeter la faute sur l'autre, préférant de loin mettre en doute sa propre priorité plutôt que prendre le risque de se mettre à dos ce type qui avait la dégaine peu commode des gars qu’on ne contrarie pas, sous aucun prétexte. Vous voulez qu’on appelle la police ? Qu'il propose, sans avoir la moindre idée du passif de l'homme qui se tient en face de lui avec les autorités.  C’est qu’il ne s’est encore jamais fait faucher par une voiture par le passé, le mioche, alors il est pas vraiment au fait des procédures à suivre. Il aurait tout aussi bien pu lui proposer un arrangement à l’amiable s’il n’était pas persuadé qu’une seule goutte de la peinture chromée devait valoir une vie entière d’économies.

Lorsque la fureur du chauffeur se déverse sur lui sans aucun signe d’amélioration, Rocky ne cherche pas à échapper à la sentence de celui qui a déjà rendu son verdict. Il est coupable et aucune histoire de priorités ni preuve accablante de son innocence ne viendra corrompre le jugement de ce type-là. S’il y a bien une part de vérité dans les propres que tient l’homme devant lui, c’est que cette situation est l’exemple parfaite de celle que le gamin est tout bonnement incapable de gérer avec maturité, dans le plus grand des calmes. Assiégé par la panique, son cerveau se braque instantanément sur le seul adulte de sa vie qui pourrit le sortir de ce mauvais pas avant de se reprendre de justesse. Appeler Rex – aussi fauché que lui – et prendre le risque qu’il se retrouve terriblement agacé par l’attitude menaçante de son interlocuteur n’était certainement pas la meilleure des choses à faire. C’est le corps tout entier du gosse qui se crispe lorsque la poigne du plus vieux se referme sur son bras pour le trainer au plus près du véhicule et lui mettre le nez sur les dégâts occasionnés. Malgré toute sa bonne volonté, le bouclé ne parvient pas plus à comprendre le scandale engendré par l’enragé. La carrosserie de la voiture d’Eden qu’il lui arrivait d’emprunter de temps en temps était bien plus accidentée que ça et continuait pourtant de les conduire au bon endroit. Le gamin tente de se rassurer en se convaincant qu’il ne devait pas s’agir là de réparations suffisamment coûteuses pour l’endetter à vie mais la colère théâtrale du plus vieux sème en lui un doute immense qui ne tarde pas à anéantir cette certitude plutôt fondée. Le bouclé n’ajoute pas un mot susceptible de l’enfoncer plus que de raison, attend simplement qu’il le libère de son emprise pour s’empresser d’aller ramasser les restes de son vélo et de les déposer au bord de la route, là où il reviendra probablement le rechercher plus tard pour en retirer quelques pièces si personne n’avait eu la même idée avant lui.

Pendant un court instant, Rocky réprime l’envie de détaler dans la direction opposée alors qu’il sent les yeux de l’inconnu dardés dans son dos. Il songe à tout miser sur son endurance qui pourrait facilement supplanter celle de son aîné et prier tous les dieux pour que leurs routes ne se croisent jamais à nouveau mais il se remémore alors les dernières paroles proférées par le chauffard avec la forte intuition qu’il ne s’agissait pas là de quelques mots balancés dans le vent et qu’il pourrit aisément lui causer du tord s’il tentait de l’embobiner d’une façon ou d’une autre. Impuissant, le gamin retourne vers la voiture et grimpe côté passager pendant que le conducteur prend place derrière le volant. Il est à présent si tendu que son dos ne touche même pas le siège alors qu’il s’y installe. J’pourrais pas payer mais je suppose que vous l’aviez déjà deviné, non ? Il suffisait d’un coup d’œil à ses vêtements usés à force d’être trop mis et sa démarche pouilleuse pour réaliser que tout chez ce gamin exhalait la misère. Il aurait pu chercher à s’attirer sa pitié, se perdre dans l’apitoiement, lui raconter qu’il n’avait pas vraiment de parents à qui emprunter la somme qui serait attendue, un emploi qui rapportait à peine mieux que le bénévolat et qu’il ne se les gèlerait probablement pas sur un vélo par un froid pareil s’il avait le luxe de s’offrir mieux mais l’idée ne lui effleure même pas l’esprit, intimement persuadé qu’aucun parcours de vie aussi larmoyant soit-il n’arrachera jamais une once de compassion à ce type-là. Je vous les rendrais, d’accord ? J’ai juste besoin de quelques jours pour trouver comment. Le gosse avait toujours planifié ses dépenses au centime près et la simple pensée de devoir de l’argent à un énergumène aussi oppressant le plonge dans un état second. Opportuniste, son anxiété saute sur l’occasion pour lui sortir le grand jeu, y met assez d’effets spéciaux pour le persuader que sa vie allait se terminer maintenant s’il ne mettait pas tout en œuvre pour rembourser cet inconnu jusqu’à la dernière décimale. Je sais que vous avez aucune raison de me croire mais j’ai vraiment pas l’intention de faire la connaissance de ces problèmes dont vous parliez. Pétrifié, Ledoux reporte son attention sur la trajectoire de la voiture route pour se concentrer sur la seconde mission qui lui a été assignée. Y a bien un garage pas très loin mais j’ai entendu dire que le propriétaire était tout juste bon à ouvrir une casse automobile. Pour une option plus recommandable, c’est tout droit pendant une dizaine de kilomètres. Son doigt pointe la route qui se dessine devant eux pour ponctuer sa tirade alors que son regard ose se poser sur le chauffeur pour la première fois depuis qu’il est monté à bord du véhicule.

Installé à la place du mort, Rocky ne bouge plus d’un cil, réunissant son semblant de bon sens pour ne pas titiller davantage les nerfs de cet inconnu à la véhémence chatouilleuse. Le môme est maintenant prêt à accepter n’importe quel marché qui franchira les lèvres du chauffard du moment qu’il quitte ce véhicule indemne avec la promesse de pouvoir dormir sur ses deux oreilles sans que son visage ne revienne le hanter. Captivé, le bouclé laisse alors son regard traîner sur les multiples boutons et voyants lumineux de cette voiture criante de luxe, probablement équipée de plus de fonctionnalités que son appartement minable et l’épave mobile restée coincée au temps de la radiocassette qu’il partageait avec Rex réunis. Il en vient rapidement à la conclusion que ce n’était pas que de la frime, que ce monstre mécanique devait avoir une sacrée puissance dans le ventre et oublie furtivement ses problèmes pour attacher sa ceinture comme si sa vie en dépendait. Personne ne s’achète un bolide pareil pour respecter les limitations de vitesse et l’adulte ne tarde pas à venir confirmer sa théorie en démarrant en trombe. Ledoux est à présent si cramponné à la poignée anti-peur que ses fesses ne touche plus le siège, pas forcément emballé à l’idée d’aller mesurer le pare-brise. Le pare-choc lui suffira pour aujourd’hui.

C’est pas la première fois qu’on me le dit. Un sourire soulève ses commissures alors que le plus vieux lui fait savoir qu’il se montre un peu trop bavard. Le débit de paroles du gamin avait toujours eu la détestable tendance d’exploser les records en situation de crise, le temps perdu à se concentrer sur ses mots étant du temps en moins à se focaliser sur l’angoisse grandissant au creux de son bide. La trêve verbale n’est cependant que de courte durée, juste le temps de reprendre son souffle et d’avaler sa salive. Je dois comprendre que vous allez au moins me laisser un rein ? Le gosse profite de l’ambiance qui lui semble un peu plus détendue et de l’humeur de l’adulte un peu moins disposée à lui faire regretter de vivre pour se laisser aller à un brin d’humour et tenter d’adopter à son tour une attitude plus relâchée. L’Amérique hein ? Vous êtes là pour le boulot ? Sinon je serais curieux de connaitre les arguments de choc du mec qui vous a vendu cet endroit. Vous devez sacrément lui en vouloir. Exeter n’avait rien de la destination paradisiaque qu’on s’arrache pour des vacances de rêve. Exeter puait la pisse et bien d’autre chose encore. Absolument rien à voir avec sa vision des Etats-Unis, celle qu’on lui présentait parfois à la télé, où même les buildings à perte de vue lui donnait envie de plonger dans son écran pour ne plus jamais en ressortir. Rocky, ou un exemple typique  parmi tant d’autres du gamin qui mène une vie de merde et qui s’imagine que les choses pourraient être différentes juste en changeant de décor. La bonne blague.

On est plus civilisé qu’on en a l’air, vous êtes juste tombé sur le mauvais échantillon. Un échantillon avec les poches bien trop vides pour se permettre de claquer dix balles par mois en se basant sur l’éventualité minime qu’il puisse un jour lui arriver un désastre. Je pensais pas en avoir besoin, je fais beaucoup plus attention que ça d’habitude. C’est si simple, au fond, d’abuser de sa naïveté. Une attitude menaçante et un soupçon d’intimidation, c’est tout ce qu’il faut au gamin pour modeler ses certitudes et le persuader qu’il est réellement à l’origine de cet accrochage. Depuis un peu près toujours. Je connais les moindres recoins de la ville comme ma poche, bien mieux que ce truc. Il désigne le gps avant de se retourner vers le chauffeur. Si jamais vous avez besoin d’autres bonnes adresses. Recommandables et moins recommandables, là où Rex le trainait parfois pour lui ouvrir les yeux sur la dure réalité du monde. C’est juste là. Qu’il s’exclame subitement tandis qu’il renonce à sa sécurité pour se pencher en avant et avoir un meilleur aperçu du garage, subitement envahi par une nouvelle vague de stress à l’idée de possiblement tomber sur un établissement fermé pour la journée.