F/ MEGHAN ORY ∴ follow me down.

« Je t’aime bien, fiston. » Le père Norfolk lui donne une tape dans le dos à laquelle Milton répond par un large sourire. Ce n’est pas une surprise dans l’esprit du jeune Bell ; il a appris depuis sa plus tendre enfance à s’adresser à ces gens-là. Forcer les marques de respect, écouter avec attention comme s’il y avait quelque chose à apprendre de chaque parole, choisir quelques sujets communs où étaler sa culture. L’homme tombe dans le plan de séduction sans même se douter que chaque rire, chaque haussement de sourcils était programmé avec précision. Sur le canapé d’en face, Aura observe, visiblement soulagée. Elle a le visage bouffi par la grossesse, même si sa robe fluide tente de cacher les faits. D’ici quelques heures, Milton fera dans les règles. Il demandera au paternel la main de sa fille, lui expliquera combien il l’aime et compter la chérir comme la prunelle de ses yeux. Ils n’avaient pas prévu cet enfant. Il n’avait pas prévu ce futur avec elle. Pas si tôt alors que sa carrière était sur le point de démarrer. Malgré tout, elle est un bon parti. Elle est belle, intelligente, assez caractérielle pour entretenir la flamme. Quant à son héritage familial, il n’a pas à demander pour en avoir un bout. La proposition franchit les lèvres du patriarche, le futur gendre feinte la surprise. Il prendra le poste, les responsabilités professionnelles. Il doublera volontiers sa future épouse pour construire sa carrière tandis qu’elle s’occupera de leur enfant à venir.
Si elle avait su.


« Tu ne comprends pas. C’est fini pour toi. » Les mots se veulent doux, le discours bienveillant. Mais ils savent ce qu’il en est, il vient de la poignarder dans le dos et de voler ce qui lui revenait de droit. Monsieur Norfolk a pris sa retraite et a décidé de laisser les rênes à son beau-fils, plus à même de gérer une telle affaire qu’une jeune mère selon ses mots. Les papiers ont été signés, la passation publiquement annoncée. Et une fois à la tête du conseil, Milton a évincé sa propre épouse de la compagnie sans l’ombre d’un remord. La trahison est de taille et malgré tout, l’époux sourit. Il a eu ce qu’il voulait, il a eu un empire entier. Quatre ans à suivre son beau-père de près, à apprendre de chacun de ses gestes. Puis, il s’est fait confier la branche de Exeter. Aura déteste cette ville, il le sait pertinemment. Lui aussi. Il a juste apprécié le goût de revanche. Et désormais, il sait combien il a menti en disant que leur présence ici serait temporaire. Ils ne rentreraient pas à Londres, délocaliseraient plutôt leurs principales activités ici, à Exeter. Avec un faux sourire aux lèvres, il se lève de son bureau pour s’approcher de son épouse, poser une main sur le ventre rebondi dans l’attente de leur deuxième enfant. Il a le culot de la regarder dans les yeux en lui soufflant qu’elle devrait prendre du temps pour s’occuper des enfants plutôt que de vouloir travailler à tout prix. Il n’a pas volé la gifle qui s’écrase sur sa joue, pourtant il ne réagit pas. L’affaire est scellée. Il aimerait lui dire qu’il a des remords pour lui avoir fait un tel coup bas, mais le fait est que cela ne l’atteint plus. Six ans de mariage pour qu’ils réalisent que la flamme s’est éteinte. Il n’a que faire de ce mariage finalement. Il ne trouve guère d’intérêt à être un père. Il est fatigué de retrouver toujours le même corps dans son lit chaque soir, chaque matin. Ce ventre qui s’arrondit n’est lié qu’à une soirée alcoolisée quelques semaines plus tôt où ils ont pensé qu’un enfant pourrait les rapprocher. Il n’est même pas sûr d’en être le père.
Les priorités ont changé.


« Tu veux divorcer, vraiment ? »  Le silence s’installe alors qu’ils se regardent en chien de faïence. Aura est furax ; il peut le dire à la façon dont ses poings sont serrés et son teint rougi. La salle à manger donne l’impression d’avoir été retournée ; ce qui résidait sur la table est maintenant à terre. La vaisselle a volée, le cadre d’eux deux n’est plus que débris. Ils en sont au point de rupture, pourraient s’arracher la jugulaire avec les dents si on leur en donnait l’occasion. Des putains d’animaux essayant d’établir la dominance maintenant que plus personne ne regarde. Mais avec cette phrase, Milton sait qu’il a gagné, qu’il a eu le dernier mot pour la soirée. Elle ne demandera pas le divorce parce que cela ruinerait tous les efforts qu’ils ont fait jusqu’ici. Fini le couple Bell avec leurs deux adorables enfants, ces gens polis, agréables, amoureux. Finie la jolie façade du père qui réussit dans les pharmaceutiques et de la mère passionnée avec son école de danse. Fini le portrait des parents unis auprès des mômes. Pour autant, ce n’est pas leur réputation qui leur importe le plus. Ce sont les cadavres dans le placard. Les médicaments détournés qui détruiraient l’intégrité de Norfolk Corp. Les contrats prometteurs de l’école de danse offerts sous conditions. Les tromperies mutuelles. Les violences, les abus, l’ambition personnelle prête à tout écraser sur son passage. Ils ne se doivent plus rien mais ne mettront pas les aspects les plus importants de leur vie en jeu pour se séparer de l’autre. Ils continueront de partager le même lit, de s’embrasser le matin pour faire plaisir aux gamins, d’aller aux réunions dominicales. Et un jour prochain, peut-être auront-ils la mort de l’autre sur la conscience.
Qui sait.